Ce texte de Denis Merklen, qui fait écho à celui de Raúl Zibechi sur les politiques de lutte contre la pauvreté est issu d’une conférence prononcée au Centre culturel de la coopération, à Buenos Aires, le 1er avril 2009, en ouverture du Séminaire international « Dimension sociale de la coopération internationale » organisé par l’Université nationale General San Martín et par l’Université complutense de Madrid. Il a été publié en espagnol dans un ouvrage issu de ce séminaire publié en 2010 [2].

*L’auteur a bien voulu nous confier la publication du texte original, qui avait été rédigé en français. Cet article propose une analyse critique de l’évolution des politiques sociales depuis les années 1980 et du rôle qu’y joue désormais la coopération internationale.*

Depuis plus de vingt-cinq ans, toute une série d’acteurs qu’on peut inscrire dans le champ de la « coopération internationale » a investi le domaine des politiques sociales. Ceci marque un changement important car cet univers était jusque-là réservé aux acteurs nationaux, principalement étatiques. Les enjeux politiques qui donnaient lieu à la définition du « social » étaient déterminés à l’intérieur des frontières nationales, et les solidarités qu’on cherchait à promouvoir à travers l’intervention publique étaient également pensées par rapport à ces limites territoriales. Cette forme de concevoir le social a été bouleversé dans les pays « du Sud », notamment par l’intervention de nouveaux acteurs à partir des années 1980. On constate depuis ce qu’on pourrait appeler la « transnationalisation du social ».

Néanmoins, reste à savoir quelles sont les principales conséquences de ce mode d’intervention sur le social. Nous nous proposons de répondre à cette question en considérant trois registres bien distincts : les modes de conceptualiser l’action sociale ; les changements au niveau des acteurs impliqués dans la réalisation des politiques sociales ; et la nature même des nouvelles politiques sociales proposées par la coopération internationale. Nous verrons comment l’action sociale a été profondément marquée à partir de ce tournant opérée à partir des années 1980. C’est suite à l’action de la coopération internationale qu’une nouvelle approche du social s’est structurée. Nous verrons aussi qu’on n’est pas encore sorti de cette nouvelle articulation et cela malgré les changements dans la conjoncture politique intervenue dans les années 2000.

Je présenterai une série d’observations qui prennent appui sur l’attention que j’ai pu prêter à cette problématique depuis près de quinze années. Ces observations résultent non seulement d’une exploration théorique, mais également de mes propres travaux de recherche dans différents régions du monde. Je pense notamment à mon expérience latino-américaine car j’ai pu mener des enquêtes en Argentine, à Haïti et en Uruguay ainsi qu’à des enquêtes conduites en France, en Chine et au Sénégal, toujours dans l’observation des politiques sociales, de politiques de « lutte contre la pauvreté » ou de « développement » local. Néanmoins, l’Amérique latine prendra ici une place privilégiée pour deux raisons. Premièrement, parce qu’elle occupe une position centrale dans les expérimentations néolibérales, et ceci depuis le tout début des années 1970. Deuxièmement, parce que le tournant à gauche de la plupart des pays de la région à partir des années 2000 ne s’est pas traduit par une sortie complète des formes de l’action sociale conçues trente ans plutôt suite à l’influence des organismes internationaux et, de façon générale, de la « coopération internationale ».

**La conceptualisation du social ou comment sait-on ce qu’il faut faire pour résoudre quel type de problème**

Toute action sociale trouve ses origines dans une définition précise des problèmes sociaux. Avant d’agir il y a le « diagnostic » qui permet l’action, une définition publique des problèmes. Mais, comment identifie-t-on les problèmes les plus importants, les plus urgents, ceux qui méritent attention ? Comment conçoit-on les politiques susceptibles de donner réponse aux problèmes sociaux dans le cadre de la coopération internationale ? Comment définit-on le périmètre de l’action sociale ? Quelles sont les questions pertinentes, c’est-à-dire celles qui méritent d’être posées avant même qu’on pense aux réponses possibles ?

La création de nouveaux dispositifs d’action sociale dans le cadre de la coopération internationale a donc nécessité de nouveaux outils conceptuels. Ce sont ces outils qui ont rendu possible la réorientation de la politique sociale à partir des années 1980. Et ceci s’est fait grâce à l’élaboration d’une véritable « théorie » du social, une réorientation conceptuelle faite par une oblitération progressive de la question du travail. Organisations internationales, ONG et bailleurs de fonds se sont engagés dans la réélaboration des formes de concevoir le social, provoquant ainsi l’abandon des schèmes de raisonnement qui façonnaient l’action sociale jusqu’alors. Colloques, forums, ouvrages collectifs, numéros de revues scientifiques, toute une agitation intellectuelle a eu comme objectif la mise en place de ces nouveaux outils de la connaissance, de cette nouvelle « théorie » de la pauvreté et de la méthodologie qui l’accompagne, rendant ainsi possible des accords sur les diagnostics, des accords sur ce qu’il fallait faire et sur ce qu’il fallait cesser de faire.

Du moment que la vieille question sociale centrée sur le travail est redéfinie dans les termes d’une « nouvelle pauvreté », se déploie tout un appareil statistique destiné à quantifier la pauvreté, à mesurer le niveau de pauvreté de chaque société [3]. Ainsi, les « méthodes » se démultiplient et pendant les années 1980 on assiste à une véritable querelle concernant la méthodologie appropriée pour « lutter contre » la pauvreté. À la question du revenu, servant à estimer le seuil de pauvreté, viennent s’ajouter ensuite d’autres « dimensions » de la pauvreté, comme le logement, l’accès aux services urbains (la question de l’eau potable deviendra centrale) ou certaines aspects sanitaires (notamment le problème du SIDA). De nombreuses méthodologies sont proposées et nombreuses sont les techniques mises en avant pour identifier et quantifier la pauvreté. On va de la très simple méthode de la Banque mondiale du « deux dollars par jour » à l’extrêmement complexe méthode de l’« Indice de développement humain » du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Entre les deux peuvent être citées de nombreuses « méthodes », comme celle qui distingue le « seuil de pauvreté » (essentiellement monétaire et très exposé aux conjonctures économiques, comme dans les cas d’inflation ou de dévaluation de la monnaie) et la méthode dite de la « pauvreté structurelle » ou des « besoins élémentaires » qui prend en compte des aspects comme l’accès à l’éducation ou à la ville, pas nécessairement en lien immédiat avec le revenu des individus ou des ménages. Mais ces débats méthodologiques cachent le fait qu’ils supposent un changement de problématique, ou un glissement sémantique qui se fait par le passage de la figure du « travailleur » à celle du « pauvre ». Les politiques sociales ne s’inquiètent plus du travailleur car elles ont désormais fixés leur attention sur le pauvre.

La discussion méthodologique recouvre donc d’importants enjeux, et la conception du social par la pauvreté n’a pas été sans effets. En ce qui concerne le cas latino-américain, la sortie des dictatures qui sévirent dans les années 1970 et 1980 fut aussi observée à travers ce prisme. Dans la plupart des cas, les sociétés sortaient de leur période autoritaire avec une plus grande proportion de pauvres. Les différentes méthodes permettaient aussi d’avoir un paramètre de comparaison entre les pays. La dictature du général Pinochet, au Chili, semblait, de ce point de vue, plus performante que celle de ces voisins car elle montrait des niveaux de pauvreté inférieurs. Les appareils statistiques ont permis également de constater la régression en matière sociale. On a ainsi qualifié les années 1980 de « décennie perdue » pour l’Amérique latine car aux taux de croissance quasi nuls, s’ajoutait une progression considérable des taux de pauvreté.

Or, l’ensemble des points de vue qui se sont opposés sur les questions de méthode partageaient une philosophie qui leur était commune : une définition de la question sociale. Ces querelles méthodologiques cachaient une question plus importante : les modalités d’intervention sur le social. Cette problématisation du social permettait de définir ce qu’il était légitime de faire pour lutter contre la pauvreté et d’identifier ce qu’il était recommandé de ne plus faire. Si nous revenons sur les documents qui ont orienté les politiques sociales pendant les années 1980 et 1990, nous observons l’exclusion systématique de toute référence au « travail ». C’est-à-dire que les nouveaux dispositifs de lutte contre la pauvreté vont se faire contre la tradition que l’Amérique latine avait héritée des principaux courants occidentaux de conceptualisation du social [4].

La tradition latino-américaine qui mettait le travail au cœur du social se consolide dès le début du vingtième siècle. C’est le cas au Chili avec la création de l’Oficina del trabajo [Bureau du travail] à la fois chargée d’établir les statistiques « sociales » et investie du pouvoir d’inspection et de contrôle des entreprises. Ou comme lorsque le gouvernement argentin commande à l’ingénieur Juan Bialet Massé un rapport sur la situation sociale du pays en vue de préparer la première loi du travail, rapport qui deviendrait le célèbre Informe sobre el estado de la clase obrera (Madrid, Hyspamérica, 1985, 2 vol.). On pourrait citer ainsi toute une série de rapports, de politiques et de propositions législatives dont la plus accomplie est sans doute l’œuvre du président uruguayen José Batlle y Ordoñez à partir de 1903. Sur le plan politique, l’ensemble des courants en conflit construisent leurs oppositions à l’intérieur d’une problématisation qui place le travail au cœur du social. Cela peut paraître évident pour les courants de gauche (socialistes et communistes, principalement), mais cela est aussi central pour les « populismes » (de Juan Perón à Getulio Vargas) ou pour les courants « développementistes », notamment dans les années 1950 et 1960 [5]. Enfin, la polémique sur la « marginalité » apparaît comme un dernier « moment » dans la problématisation latino-américaine du social autour du travail, dans les années 1960 et 1970. Dans ce débat s’est retrouvé toute une série d’acteurs, d’institutions et de chercheurs allant de la CEPAL au projet DESSAL, des universités états-uniennes à la Fondation Ford, des réseaux jésuites à une partie des plus influents sociologues du continent tels Gino Germani, Fernando Henrique Cardoso et José Nun.

Qu’est-ce qui fait de tous ces mouvements et courants une « problématisation », une conception problématique conduisant à un même type d’actions ? Qu’est-ce qui différencie la « nouvelle pauvreté » conçue à partir des années 1980 des conceptions traditionnelles du social ? La conception classique se fonde sur l’héritage de l’époque du « paupérisme » observé en Angleterre dès le dix-neuvième siècle. La question que se pose alors est celle de savoir comment protéger les travailleurs contre la pauvreté. On partage la conviction qu’il faut introduire une série de protections et de régulations « du social » pour éviter aux travailleurs de tomber dans la pauvreté. Cette problématisation inscrit à la fois la cause de la pauvreté et le lieu de sa résolution au cœur des rapports sociaux car elle identifie son épicentre dans le travail lui-même. L’action sociale prend la forme principale d’une régulation des dynamiques sociales qui conduisent vers la pauvreté, et qui sont à l’origine des principaux conflits sociaux.

En revanche, la conception du social qui va orienter les politiques sociales à partir des années 1980 se consolide en rupture et en opposition totale avec cette tradition. La nouvelle problématisation cherche à « faire sortir » les pauvres de la pauvreté. Et la pauvreté ainsi conçue n’est plus le résultat de processus intrinsèques à l’organisation sociale. Elle est simplement pensée comme un état, une situation regrettable où se trouve une partie de la population. Il s’agit maintenant de transférer des ressources, de donner des outils, d’aider les pauvres à élaborer des projets leur permettant de surmonter leur condition. De ce point de vue, les politiques de lutte contre la pauvreté sont des politiques qui visent la « mobilisation » de ceux qui sont en situation de pauvreté. C’est une politique d’activation sociale, et c’est pourquoi la « participation » des individus est toujours ventée et promue. On remarque que dans l’ancienne conception, on considérait que les travailleurs n’avaient rien d’autre à faire que travailler. On n’exigeait pas davantage d’eux. Le seul fait de travailler devait suffire pour qu’ils puissent mener une vie « digne ». L’État devait protéger les individus des principaux risques sociaux pour éviter qu’ils tombent dans la déchéance, d’où la nature des principales politiques sociales : protéger les individus contre le risque du chômage, la maladie ou l’accident, les assurer face à la vieillesse, pendant l’enfance, la grossesse ou l’accouchement, réguler les âges et le temps du travail. À partir de quel âge on autorise la mise au travail et jusqu’à quel âge un employeur peut embaucher quelqu’un ? À l’interdiction du travail enfantin et l’institutionnalisation de la retraite, on ajoute la journée de 8 heures, le temps de repos hebdomadaire, les vacances, etc.

À ce passage de la « protection » à l’« activation » sociale va s’ajouter la « territorialisation » de la question sociale. Celle-ci va jouer un rôle central dans l’élaboration de la nouvelle problématisation du social. Penser les individus à partir du lieu où ils se trouvent (les bidonvilles ou les quartiers pauvres, par exemple) permet, en premier lieu, de concevoir ces catégories sociales (les « pauvres ») en dehors de la trame de rapports sociaux qui les maintient en situation de pauvreté. En second lieu, le fait de penser les pauvres à partir de leur ancrage territorial donne l’illusion de pouvoir « aller » auprès d’eux et de les aider à « s’en sortir ». La démarche est illusoire car on peut ainsi éviter de prendre conscience des conflits que toute politique sociale réaliste devrait prendre en compte et affronter. Comme l’a signalé Else Oyen, prétendre sortir les pauvres de la pauvreté sans conflit relève d’une véritable duperie collective [6].

Les diagnostics sur la nouvelle pauvreté souffrent donc de ce qu’il convient appeler avec Pierre Bourdieu une « illusion empiriste » : les uns et les autres partagent la conviction qu’il faut aller voir les pauvres pour savoir de quoi ils souffrent. Cette attitude peut être motivée par une inspiration humaniste visant la « proximité ». Mais dans la pratique, elle s’est traduite par une déconnexion complète entre les principales dynamiques sociales et cette conception de la pauvreté. En effet, l’origine de la pauvreté n’est plus pensée comme conséquence des hiérarchies sociales, elle est déconnectée de toute référence au « pouvoir » et de toute conflictualité sociale. Et ce qui est encore plus surprenant c’est que les organismes internationaux, les ONG et les agents de la coopération internationale ont évité systématiquement toute conception du social pouvant associer le sort des pauvres aux systèmes d’échanges internationaux – ou avec toute référence à la mondialisation, si l’on préfère.

Puisque la nouvelle problématisation du social conçoit le monde d’une manière radicalement opposée, elle va proposer une nouvelle panoplie de mesures et va s’appuyer sur un nouveau système d’acteurs.

**Un nouveau système d’acteurs pour une nouvelle politique sociale**

La réorientation des politiques sociales proposée dans le cadre de la coopération internationale implique avant tout un changement des acteurs de la politique. Comme le premier changement que nous venons de décrire au niveau conceptuel, ce changement a aussi représenté une rupture radicale avec le modèle du social régnant au XXe siècle, mais cette fois il ne s’agit pas d’une rupture de nature « théorique » mais de nature pratique.

Sur le plan pratique donc, on observe d’abord un changement de la « cible » des politiques. La lutte contre la pauvreté ne vise plus les dynamiques sociales ni les rapports sociaux identifiés comme étant à l’origine de l’appauvrissement. Elle s’adresse plutôt aux sujets, les pauvres, que se trouvent déjà soumis à une telle condition. Ce changement d’orientation est aussi un changement dans la manière d’interpeller les bénéficiaires de la politique. Là où on pensait auparavant au travailleur, on pense désormais au pauvre ou à l’habitant. Le sujet qui sera sollicité à « participer » à la mise en œuvre des nouvelles politiques n’est plus conçu par rapport à sa participation dans la division sociale du travail mais par rapport au lieu où il habite. On peut aisément voir que l’univers des possibles qui s’ouvrent à cette « participation » change parce que on fait maintenant référence à un sujet engagé dans des modes de participation hors-travail. Les individus, les foyers et les formes d’organisation ou d’association que la politique interpelle se mobilisent autour de ce que la sociologie appelait les « conditions de vie ». Il n’est donc pas étonnant que le quartier devienne l’un des espaces privilégiés de la nouvelle politique sociale (nous reviendrons sur la dimension territorialisée ou localisée de l’action).

Ce changement fondamental de l’action par la redéfinition du bénéficiaire s’accompagne et se complète par l’intervention de deux autres acteurs, aussi directement liés à l’origine transnationale de la nouvelle politique. Les organisations dites « non gouvernementales » constituent un cas singulier. L’émergence d’acteurs « sociaux » à proprement parler, c’est-à-dire situant leur action dans l’espace de la société civile et se différenciant de la sphère politique n’est évidemment pas une nouveauté du dernier quart du XXe siècle. De ce point de vue, les ONG ne font qu’approfondir ou renforcer toute la tradition de l’action « sociale » – par opposition à « politique ». Mais, au-delà de cette continuité évidente, l’appellation « ONG » comporte une inflexion majeure. Une sociologie du personnel des ONG peut aider à comprendre la nature de ce nouvel acteur.

Lorsqu’on regarde la genèse et la sociologie des ONG, on observe dans ce mouvement l’émergence d’un marché de travail bénéficiant à un segment des classes moyennes « locales » (aussi bien qu’en provenance des pays coopérants). Autour des années 1980, les membres des ONG émergent comme un acteur post-militant, universitaire et transnational (c’est-à-dire pensant son action sur un pays étranger). Le circuit de la coopération internationale représente pour ce groupe social un véritable moyen de vie (dans lequel les individus peuvent aspirer à surévaluer leurs revenus en les différentiant des salaires locaux et en les tirant vers les revenus de référence en Europe ou aux États-Unis) [7]. Pour ce faire, il faut créer des projets susceptibles de trouver financement auprès des bailleurs. C’est pourquoi ces projets doivent se distancier autant que possible des enjeux politiques et des conflits locaux. La défense de la « société civile » et la revendication d’une laïcité « apolitique » aiguë obéissent surtout aux exigences du système d’acteurs qui rend possible cette modalité de l’intervention sociale. C’est pourquoi ce sont en général des diplômés universitaires capables de donner une certaine « technicité » aux projets des ONG. Sur un autre plan, cette technicité et cette prise de distance avec les conflits locaux permet aux ONG de se distinguer des mouvements sociaux classiques. Et c’est pourquoi les ONG ne font pas appel aux espaces publics nationaux mais font reposer la légitimité de leur action à la seule référence à un humanisme « cosmopolite » caractéristique de l’espace public transnational [8].

Un troisième changement dans le système d’acteurs apparaît avec l’intérêt porté par la coopération internationale elle-même au domaine du social. C’est le nouveau rôle assumé autant par les organisations internationales que par la coopération bilatérale. Le changement est majeur car jusqu’alors le social était du domaine exclusif des États et la résolution de ce type de problèmes relevait d’une politique intra-frontières. La Banque mondiale (BM) ou la Banque interaméricaine de développement (BID) ont été parmi les premières promotrices des nouvelles politiques sociales pour l’Amérique latine : non seulement parce qu’elles ont été parmi les principales bailleuses de fonds, mais aussi parce qu’avec d’autres agences (comme la CEPAL, l’UNICEF, l’UNESCO ou le PNUD), ces organismes ont été à l’origine du formidable investissement intellectuel permettant le changement des orientations politiques. Alors que, jusqu’aux années 1970, ils limitaient leurs aides à financer des systèmes financiers ou des œuvres d’infrastructure (barrages, routes, ponts, oléoducs, centrales électriques), ces organismes ont commencé à financer de plus en plus les politiques sociales. Là où ils finançaient les États et les gouvernements, à partir des années 1980 ils ont commencé à financer « la société civile », c’est-à-dire les ONG.

Nous avons ainsi un système d’action qui tente d’en remplacer un autre. Jusqu’aux années 1970, le social constituait un champ d’action dominé pour l’essentiel par l’État et les syndicats et qui se centrait autour de la figure du travailleur. Désormais, s’articule un nouveau groupe d’acteurs qui spécifiquement cherche à se distinguer du précédent. Lorsque nous observons l’installation de ce nouveau système d’acteurs, nous pouvons mieux comprendre les changements que nous avons décrits tout à l’heure sur la « théorie » qui anime la nouvelle politiques sociale centrée sur la pauvreté. L’ancien système d’acteurs tentait de saisir le cœur des conflits et des enjeux sociaux en le définissant autour du travail. Le nouveau système place au centre les habitants, les ONG et les organismes internationaux. Il redéfinit la place de l’État et écarte les syndicats. Là où la politique sociale tentait de protéger les individus des dynamiques d’appauvrissement et des risques sociaux, les nouveaux acteurs tentent d’agir par une logique de « projets » qui cherche une sortie de la pauvreté au cas par cas en « mobilisant » ou en « activant » les pauvres. C’est cette nouvelle logique d’action que nous allons tenter de décrire maintenant.

**Ce que devient la politique sociale dans le cadre de la coopération internationale**

Qu’est-ce qui est financé par la coopération internationale ? Qu’est-ce qui est promu par les organisations internationales ? Quelles sont les actions privilégiées par les ONG ?

Dans la panoplie des projets promus, il y a un certain nombre de caractéristiques qui deviennent visibles dès qu’on regarde ce qui n’est pas financé ; c’est-à-dire tout ce que, curieusement, reste en dehors du social. Pendant les années 1980 et 1990, ni les ONG, ni les coopérations bilatérales, ni les organismes internationaux ne viennent solliciter l’État pour améliorer les systèmes de retraite, pour rendre possible des augmentations de salaires ou des améliorations dans la protection sociale. Il est difficile de trouver de tels projets dans les dossiers des nouveaux acteurs.

Ce que la sociologie a baptisé « logique par projets » [9] apparaît dans le langage des nouveaux acteurs comme une triade méthodologique : « ciblage », « décentralisation » et « participation ». Encore une fois, la méthodologie proposée cherche à se différencier des anciens modèles de l’action sociale. L’intervention internationale vise de cette façon à maintenir son action en marge de « la société », entendue comme l’ensemble national – ou à côté de l’État-nation, si l’on préfère. Dans un tel but, il y a dans un premier temps une promotion des vertus de la « société civile », des « microprojets » et de la « proximité ».

Pourquoi une telle volonté mise à éviter de penser « la société » comme un tout et à promouvoir uniquement des projets clairement « ciblés » ? On invoque souvent des raisons « techniques ». En réalité, les nouveaux acteurs partagent une véritable conviction politique, et ceci malgré leur autoproclamée volonté d’agir de façon « apolitique ».

Les acteurs de la nouvelle politique sociale sont persuadés que l’une des causes de la pauvreté est la corruption des élites dirigeantes locales. L’État et l’administration sont perçus comme des machines « bureaucratiques », colonisées par les disputes politiciennes, qui ne font que maintenir la corruption à l’état endémique. La promotion des politiques sociales se fait donc par une tactique précise. Selon une conviction néolibérale alors à la mode, les organismes internationaux visent clairement une transformation de l’État en matière d’économie. Cependant, en matière sociale, la coopération internationale cherche à éviter le conflit, à contourner l’État, et non pas à le transformer.

En plus de la « lutte contre la pauvreté », le discours des nouvelles politiques sociales allait évoluer vers d’autres thèmes, surtout vers la fin des années 1990 et à partir des années 2000. Ainsi, toute une série d’acteurs inspirés par les travaux de Robert Putnam a commencé à bâtir des projets afin de promouvoir une amélioration du « capital social ». Dans la même logique, un peu plus tard, le terme d’« empowerment » fait son apparition avec une telle réussite qu’il migre vers l’Amérique latine où il est adopté comme « empoderamiento » [10]. Or, toutes ces thématiques s’inscrivent dans la même logique d’action. La cible de la politique n’est pas une dynamique perverse qui produirait de l’appauvrissement et qu’il faudrait contrer. La cible, ce sont les individus ou les populations pauvres qu’il faut aider, et surtout amener à se mobiliser.

Les politiques sociales promues par la coopération internationale, nous l’avons dit, se placent à l’extérieur du politique. Or, elles se placent également à l’extérieur de l’économie. En effet, « réguler le marché du travail » ou renforcer des distributions de ressources à vocation universelle, est vu, dans tous les cas, comme une « intervention » perverse de l’État dans l’ordre de l’économie. La politique sociale peut aider les gens, elle ne doit dans aucun cas provoquer des distorsions économiques. C’est ce double a priori (ni dans le politique ni dans l’économie) qui ouvre son champ d’action aux nouvelles politiques sociales, et c’est exactement dans cet espace que se positionnent les ONG. Et c’est cette double contrainte qui évite aux politiques sociales de viser les dynamiques qui conduisent à la pauvreté. C’est dans le divorce entre processus d’appauvrissement et lutte contre la pauvreté qu’on observe le point aveugle de ce type d’intervention sociale.

L’extériorité nationale des nouveaux acteurs contribue à cette séparation entre politique sociale et causes de l’appauvrissement. Les acteurs « arrivent » à chaque fois sur un contexte local avec un projet entre les mains (de lutte contre le sida, pour les mères célibataires, de logement, d’accès à l’eau potable…) et ont la sensation que l’histoire locale commence avec leur projet. Le moment de leur intervention étant l’année zéro où l’issue commence à s’entrevoir. Mais, lorsqu’on se place du point de vue des populations bénéficiaires, on découvre qu’en réalité il y a toute une histoire d’interventions étrangères. Des coopérants, des étudiants et des militants d’ONG se succèdent les uns aux autres, la plupart du temps affiliés à des structures différentes, chacun ignorant l’intervention du précédent. Chaque groupe de coopérants croit amener avec eux un nouveau commencement. Cependant, l’histoire locale inscrit leur action dans la longue série de ceux qui sont venus les inviter à « se bouger ».

Les interventions se suivent et se remplacent les uns aux autres, en général décomposant la réalité sociale dans d’innombrables projets qui exigent « la participation » des habitants. Or, étant donné que les rapports sociaux continuent à structurer le social et que les processus d’appauvrissement sont ignorés, les effets de trente années d’interventions internationales ont eu des effets évidemment nuls sur la réduction globale de la pauvreté. C’est l’écart, maintes fois signalé, entre l’observation du bien fondé de chaque projet pris individuellement, et les effets globaux d’une politique sociale éclatée et qui ne peut pas (et qui ne veut pas) agir sur « la société ».

**Conclusion : quel lien social ?**

Je voudrais, pour finir, poser deux dernières questions. Quel est le lien qui unit les décideurs d’un bailleur de fonds originaire d’Europe ou des États-Unis et les bénéficiaires de ce projet vivant, eux, dans un pays de l’Amérique latine ou d’Afrique ? Ensuite, quel type de lien promeut localement une politique sociale qui se déploie à partir de la coopération internationale ? Est-ce que le type de lien promu protègerait les individus contre une éventuelle retombée dans les eaux troubles de la pauvreté ? La question du « lien social » est rarement posée dans le cadre des nouvelles politiques sociales, des projets de « lutte contre la pauvreté ». Or, comment penser une politique sociale si l’on ne pense pas à la nature des liens sociaux qui l’animent et à la nature des liens sociaux qu’elle est censé mettre en place ?

Les ressources qui rendent possible les politiques de lutte contre la pauvreté dans le cadre de la « coopération » ne sont soumises à pratiquement aucune contrainte. Le flux d’argent qui va du Nord au Sud est volontaire, provient de la coopération et il peut, en conséquence, s’interrompre à tout moment sans conséquences majeures pour le Nord. Du point de vue des populations aidées, de fait, les projets finissent, les coopérants partent et les populations locales n’ont qu’une capacité très limitée pour empêcher ce départ. C’est une caractéristique intrinsèque à cette relation qui résulte de l’aide. L’expérience de mon travail m’a permis d’être dans les quartiers lorsqu’un intervenant arrive avec un projet, et de rester dans le même quartier une fois qu’il est parti. La distance sociale qui sépare un agent (le « coopérant » ou l’« intervenant ») de l’autre (le « bénéficiaire ») est tellement importante que les projets sont perçus comme un phénomène « naturel » – en ce qu’ils constituent une ressource dont la reproduction échappe à tout contrôle de la part des bénéficiaires. Les fonds, les ONG et les militants humanitaires simplement arrivent un jour, sans qu’on sache quel chant ou quelle danse pratiquer pour invoquer leur venue.

Nous devons prendre au sérieux cet élément car dans ce cadre, « coopération » s’oppose à « solidarité », tout au moins au sens qu’a été donné à ce mot par le courant « solidariste » de la fin du XIXe siècle. Car la solidarité qui a permis de créer « le social » n’est pas le fait d’une coopération volontariste mais d’une contrainte. C’est ce qui a inscrit le social au cœur d’un système d’échanges qu’Émile Durkheim (et avec lui toute la sociologie classique) appelait la « division sociale du travail ». En revanche, les politiques sociales mises en place à travers la coopération internationale sortent de cet espace de contraintes et s’écartent ainsi également de l’espace politique. Salariés et employeurs sont contraints de cotiser pour payer les indemnités des chômeurs et des retraités, obligés de payer pour l’assistance aux malades, aux mal-logés, aux femmes enceintes.

Au mieux, les États et les organismes internationaux présentent leur aide devant leurs opinions publiques, dans leurs espaces publics nationaux sans contrainte. Parfois, les donneurs agissent devant une diffuse « opinion publique mondialisée », à supposer qu’une telle chose existe. Et lorsqu’ils agissent de la sorte, c’est en déconnexion complète avec le politique. Le social est envoyé ainsi devant les forums d’une éthique humanitaire, d’un « devoir » qui ne trouve derrière lui aucune institution pour contraindre son accomplissement. Toute discussion sur la politique sociale résultant de la coopération internationale devrait pouvoir compter son flux de ressources à l’intérieur d’une comptabilité mesurant l’ensemble des échanges internationaux. De la même façon que nous comptabilisons le « poids » d’un système de retraites par rapport au budget de l’État ou par rapport au PIB d’un pays. Comment l’évaluer sans cela ?

La deuxième question est tout aussi importante. Supposons que la solidarité internationale ne s’inscrit dans aucun système d’échanges pérenne et qu’elle dépend uniquement de la bonne volonté des donateurs. Même dans ce cadre, cet investissement peut se traduire en une politique importante avec des impacts considérables. En effet, une aide peut provoquer un impact considérable, surtout dans les pays pauvres. Mais, comment faire pour que ces milliers de projets mis en œuvre chaque année par des dizaines d’ONG et d’autres organismes aient une quelconque projection dans l’avenir ?

Nous avons observé la mise en place de plusieurs réseaux d’eau potable en Amérique latine et en Afrique. Souvent, lorsque nous sommes revenus une année plus tard, il ne sortait déjà plus d’eau des robinets. Parfois, nous avons observé la construction d’écoles où un peu plus tard, il n’y avait point d’instituteur pour enseigner. On pourrait citer les centaines d’exemples de microcrédits sans avenir, de dispensaires sans médecins et sans médicaments, d’ambulances envoyées dans des bidonvilles que nous avons vu pourrir faute d’entretien avec leurs pneus à plat et leurs équipements de haute technologie en panne. Autant de merveilleux projets dont la vie terminait avec les financements qui leur avaient donné naissance.

Une chose semble échapper au raisonnement de ce type de politique sociale. La pauvreté est le résultat d’un ensemble de rapports sociaux qui la provoquent. Sans régulation efficace de ce type de rapport, toute ressource envoyée vers ceux qui en ont besoin rentrera très probablement dans le même circuit qui extrait les richesses du bas vers le haut et de la périphérie vers le centre. Comment faire pour qu’un microcrédit visant la création d’un projet économique échappe aux lois du marché ? Et les investissements visant les services urbains ont besoin d’une institution capable de garantir leur fonctionnement. Le problème n’est pas l’installation d’un réseau d’eau potable si l’on entend par cela seulement de la tuyauterie. Le problème de l’eau potable réside dans l’institution capable de garantir l’arrivée d’eau de bonne qualité chaque jour, sans faille. Tout comme le problème de l’éducation réside dans l’assurance du travail d’instituteurs compétents et encadrés. Le contraire serait de croire que les difficultés du transport sont une question de buses ou de routes, et que le problème du ramassage des ordures ménagères est une question de camions. Ce n’est pas par vocation « structuraliste » ou par amour du « matérialisme » que nous mettons l’accent sur ces dimensions politiques des problèmes à traiter. C’est simplement que l’observation répétée des projets mis en œuvre nous a, à chaque fois, rappelé que la vie quotidienne est toujours une affaire de hiérarchies, de rapports sociaux et de conflits. Si l’on veut, pour des raisons parfaitement pratiques ou pragmatiques, réguler les échanges économiques ou faire fonctionner les services publics ou les équipements urbains pose la question d’une puissance publique capable de le faire.

Il faut faire en sorte que les populations les plus démunies ne soient pas contraintes à recommencer à chaque fois, qu’elles ne soient pas condamnées à une perpétuelle « mobilisation », qu’elles ne soient pas obligées à « participer » éternellement pour assurer l’élémentaire. Nous devons créer les conditions pour que ces populations puissent au contraire se reposer sur ce qu’elles auront acquis, et une fois pour toutes. Avoir l’eau assurée seulement permet de s’occuper du transport, et savoir la santé acquise donnera de l’air pour consacrer son énergie à l’éducation. C’est seulement ainsi que l’on pourra inscrire l’action sociale dans le sens d’un progrès, si l’on pense à ce « progrès » du point de vue des individus et des familles aujourd’hui « pauvres ».

**Notes**

[2] Denis Merklen, « El impacto de la cooperación. ¿Qué tipo de relaciones sociales genera la solidaridad internacional ? », dans La dimensión social de la cooperación internacional : aportes para la construcción de una agenda post-neoliberal, édité par Ana Josefina Arias et Miguel Gabriel Vallone, Buenos Aires, Centro de integración, comunicación, cultura y sociedad (CICCUS), 2010, p. 97-112.

[3] En 1979 la Commission économique pour l’Amérique latine des Nations unies (CEPAL) publie un outil méthodologique pour l’estimation de la pauvreté qui aura une influence énorme sur tout le continent : Oscar Altimir, « La dimensión de la pobreza en América Latina », Cuadernos de la CEPAL, n° 27, Santiago de Chile, 1979.

[4] L’œuvre de Robert Castel constitue la première référence pour la compréhension de l’articulation du social autour du travail : Les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Gallimard, « Folio. Essais », [1995] 1999. On peut aussi consulter, Jacques Donzelot, L’Invention du social, Paris, Seuil, « Points », [1984] 1994.

[5] La Banque interaméricaine de développement, qui deviendra par la suite l’un des principaux bailleurs de fonds pour les nouvelles politiques sociales dans la région, est l’une des plus claires expressions de ce courant émergeant dans les années 1950.

[6] Else Oyen, « Les aspects politiques de la réduction de la pauvreté », Revue internationale de sciences sociales n° 162, Paris, décembre 1999, pp. 527-533.

[7] Sur le rôle des ONG dans la création d’un nouveau segment des classes moyennes, voir l’intéressant travail de Béatrice Pouligny : « Haïti : recompositions politiques et interventions extérieures “en faveur de la démocratie” », in Christophe Jaffrelot : Démocraties d’ailleurs, Paris, CERI/Karthala, 2000, pp. 543-585. On pourrait ajouter que dans la plupart des pays d’Amérique du Sud, beaucoup d’ONG ont été créées par des anciens exilés qui trouvaient ainsi un moyen de retourner au pays profitant du capital social qu’ils avaient accumulé pendant leurs années d’exil.

[8] Dans la très hétérogène et multiple constellation des ONG, nous faisons surtout référence aux « ONG de développement » qui sont les acteurs directement impliqués dans la « lutte contre la pauvreté ».

[9] Luc Boltanski et Ève Chiapello ont décrit ce type d’orientation pour les politiques publiques (Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[10] Cette fois, non loin de l’influence exercée par les positions d’Amartya Sen autour des « capabilities ».

[L’orginal](http://www.alterinfos.org/spip.php?article5337)